Minuscule nation de 1,4 million d’habitants, enclavée entre la Russie et la mer Baltique, l’Estonie est l’un des plus fascinants exemples de résilience. Un pays passé en un clin d’œil du désastre soviétique au miracle libéral. Bien qu’à nouveau confronté aux rigueurs de l’Histoire.
Après avoir résisté aux assauts bolcheviques à l’heure de la Révolution de 1917 – une sacrée humiliation pour Moscou, au passage – l’Estonie a fini par succomber à la puissance russe après la seconde guerre mondiale. Un traumatisme, doublé d’une volonté soviétique d’éradiquer le peuple estonien, par une massive colonisation de peuplement. Pire, comme nous le rappelle Yvan Digon, français y travaillant depuis 8 ans : « Dans les petits logements deux pièces typiques de l’époque stalinienne, le Kremlin a envoyé des Russes au sein même des foyers locaux, obligeant les familles à s’entasser dans une unique pièce, laissant le principal espace à l’envahisseur. »

Depuis, l’Histoire étant parfois douée de raison, elle a fini par balayer le communisme. L’Estonie a donc retrouvé son indépendance en 1991. Profitant du retour des nombreux exilés qui avaient notamment fui aux États-Unis et au Canada, où ils avaient été convertis au libéralisme et assistés aux premiers pas de la révolution numérique, les grandes manœuvres ont pu commencer. Dès lors, l’orgueilleux nain a mué en un laboratoire technologique et économique, affichant une croissance rare et proposant un modèle de gouvernance numérique inédit.
Un pionnier numérique
A l’origine de cette révolution, un homme : Mart Laar. Premier ministre dès 1992, à 32 ans, avant de le redevenir de 1999 à 2002, il impose des réformes d’obédience libérale, lui qui a prétendu n’avoir lu qu’un seul livre d’économie : Free to Choose de Milton Friedman. Sous son impulsion, le pays adopte une fiscalité simplifiée avec un impôt à taux unique, favorise les privatisations et ouvre son économie aux marchés internationaux.
Dès le début des années 2000, l’Estonie prend un virage encore plus radical. Trop petite pour rivaliser industriellement, trop pauvre pour concurrencer l’Europe de l’Ouest, elle choisit de devenir le premier État connecté. L’administration passe en ligne, les citoyens votent sur Internet dès 2005, les dossiers médicaux sont entièrement dématérialisés. Aujourd’hui, 99% des services publics sont accessibles en ligne, permettant aux Estoniens de tout gérer, des impôts aux prescriptions médicales, sans se perdre dans un méandre paperassier. « Nous étions trop petits pour nous permettre d’être inefficaces », a expliqué Toomas Hendrik Ilves, président de l’Estonie entre 2006 et 2016 et grand acteur de cette mutation.
Cette stratégie numérique a donné naissance à un écosystème technologique florissant. Skype, développé en Estonie avant de rejoindre la galaxie Microsoft, a été le premier signal fort. Même s’il vient de rendre l’âme au profit de Teams. D’autres licornes comme Playtech (jeux en ligne), Bolt (VTC et livraison) et Wise (transferts d’argent) ont suivi. Avouez que vous les connaissiez sans soupçonner leur origine ! Avec elles, la capitale, Tallinn, est devenue un pôle d’attraction pour les start-ups.
Ce modèle libéral a permis au pays de voir son PIB par habitant multiplié par plus de 10 en trois décennies. Tallinn affiche une qualité de vie qui rivalise avec celle des capitales nordiques et Tartu, la seconde ville du pays, est un centre universitaire envié.
L’ombre de la Russie et la crainte d’un scénario ukrainien
Mais ce choix a aussi eu des conséquences. Car la géographie et l’histoire pèsent sur l’Estonie. Le souvenir du communisme a creusé un gap profond entre Estoniens d’origines et la population russophone qui représente près d’un quart des habitants – plus de 40 % dans la capitale et même bien davantage au nord, à Narva, à la frontière avec l’empire de Poutine. Ces habitants sont souvent exclus du miracle estonien. Une frustration qui provoque des tensions exploitées par Moscou, à plus forte raison depuis le début de la guerre en Ukraine. En novembre 2024, une proposition de loi a même suggéré de retirer le droit de vote aux russophones lors des élections locales afin d’endiguer l’influence du Kremlin. Depuis, Tallinn serre les dents. « Nous sommes les prochains sur la liste de Poutine », a déclaré en 2023, Kaja Kallas, alors Première ministre.
D’où la mise en route d’un réarmement d’une ampleur inédite. En 2024, l’Estonie a inauguré une base militaire, à seulement 30 km de la frontière russe. Des troupes de l’OTAN y sont déjà déployées, et le pays consacre désormais 3,2% de son PIB à la défense, un des ratios les plus élevés d’Europe. En 2026, il atteindra même 5 %. Une réponse claire au Kremlin. Même si la menace russe ne se limite pas aux chars et épouse toutes les formes de la guerre hybride fondée sur la multiplication des cyberattaques et de la déstabilisation politique.
Le revers de la médaille
Hélas pour l’Estonie, outre la guerre en Ukraine, la pandémie de Covid est aussi venue mettre un grain de sable dans la mécanique de son conte de fée en ralentissant son expansion. Sa croissance insolente a été giflée et, depuis 2023, le pays est en récession, avec un PIB en baisse de 2,6%. Surtout, l’inflation a dépassé les 15% en 2022, étant supérieure à celle des autres États baltes. Certes, la guerre en Ukraine a bouleversé les flux commerciaux et provoqué l’arrêt des importations de gaz russe. Mais elle n’est pas seule responsable. Ces évènements ont surtout entraîné un mouvement de repli du réflexe libéral, comme nous le confie Yvan Digon : « Depuis 2020, les normes s’accumulent et la fiscalité augmente. Ce qui participe à la morosité de la croissance. »
Autre sujet sensible : la drogue. L’Estonie est l’un des pays d’Europe les plus touchés par la consommation de fentanyl et les overdoses qu’il produit. Cet opioïde de synthèse extrêmement puissant qui ravages les États-Unis, bénéficie des liens entre les cartels mexicains et la Pologne, premier producteur européen de nouveaux stupéfiants de synthèse, et pas si lointain de Tallinn. Il y touche particulièrement les populations russophones déclassées, notamment dans les quartiers populaires de la capitale et de Narva.
Un modèle fragile, mais fascinant
La résiliente et sans cesse mouvante Estonie n’a pas dit son dernier mot. Son modèle numérique est envié par de nombreux pays et sa capacité d’adaptation libérale a fait ses preuves, même si ses services publics ne sont pas des références. Mais les défis qu’elle rencontre sont immenses à commencer par celui posé par la menace russe. Elle reste néanmoins un terrain d’expérimentation continue pouvant aider à creuser des pistes pour dessiner l’Europe de demain.